10 mars 2023 ~ 0 Commentaire

Un vieux Lama aux portes de l’éveil

Avertissement

La lecture de ce récit n’est pas recommandée pour les personnes n’ayant pas un minimum de connaissance du bouddhisme parce qu’il pourrait générer des erreurs dans la compréhension de ses enseignements.

Ce récit – qui n’est pas autobiographique – n’a d’autre objet que d’alimenter la réflexion sur cette magnifique spiritualité qu’est le bouddhisme, sans pour autant pouvoir parer à d’éventuelles carences dans la connaissance de cette spiritualité.

Il avait des cheveux blancs coupés très courts, une expression de grande bonté sur le visage, qui habitait tout son corps, c’était comme une lumière qui se dégageait de sa présence, n’importe qui le voyait se sentait mieux, il n’avait pas besoin de sourire pour cela. Un projet l’habitait, celui d’aider tous les êtres à se libérer de leurs souffrances. Il avait une grande confiance en ce qui l’habitait pour réaliser cette mission. Et pour cause. Il était allé jusqu’aux portes de l’éveil. Il savait qu’il n’irait pas plus loin dans sa vie présente de vieux Lama mais que cependant il pouvait déjà apporter beaucoup à beaucoup de personnes, du moment qu’il les respectait et tant qu’il les respectait. On l’appelait parfois le vieux loup… parce qu’il n’avait pas toujours été habité de cette grande bonté… Par le passé, il avait été féroce avec certains et cela lui avait coûté très cher. Il avait été féroce avec des enfants… Mais par la suite, un jour, les quatre incommensurables se sont installés en lui « comme dans un moulin » : tout était prêt en lui pour héberger cela, les quatre incommensurables : la bienveillance aimante illimitée, la compassion illimitée, la joie sympathique illimitée et l’équanimité illimitée. Lorsque leur présence faiblissait en lui, il lui suffisait de se reconnecter à ce qui l’habitait au fond de lui pour qu’elles ressurgissent, toujours là, incommensurables, quelque chose d’indéfinissable qui n’avait pas de nom : une présence dont il ne connaissait pas l’origine, une présence sans origine. Parfois le loup ressurgissait… c’était comme s’il l’appelait au secours… Le vieux Lama le regardait avec une infinie gentillesse, et le loup féroce disparaissait, rassuré d’avoir été compris dans sa férocité. Sa férocité conditionnée par des actes du passé  d’une grande férocité. Cela faisait en lui comme des vagues, couleur d’encre, des vagues de férocité, et puis cela disparaissait : à nouveau il était le vieux Lama qui avait été jusqu’aux portes de l’éveil, habité d’une bonté qui accueillait sans distinction tous les êtres qui le rencontraient.

En fait, ce personnage qu’était « le vieux Lama » était une enveloppe humaine qui lui permettait d’accomplir ce que son conditionnement l’incitait à faire dans cette vie : le bien de tous. Sans rien faire de particulier à vrai dire : simplement être là, avec eux, silencieux. Dans le Dharma, on appelle cela le « non agir ». Le vieux Lama ne faisait rien, comme le soleil ne fait rien et illumine pourtant tous les êtres tant qu’aucun obstacle ne gêne ses rayons pour s’étendre, se répandre aussi loin que possible pour eux. Il méditait ainsi pendant des heures dans le temple du monastère, au vu et au su de tous. Ils venaient, parfois de loin, s’asseyaient sur un coussin ou sur une chaise et ils ne faisaient rien, eux non plus. Parfois le vieux Lama ouvrait les yeux et regardait son assistance, prêt à dire quelques mots, comme : à présent vous allez retourner chacun dans votre vie, souvenez-vous toujours de ces instants, vous avez touché votre vraie nature, faite de bonté, d’intelligence et de puissance infinies. Il s’en allait, mais l’assistance restait là, en silence en présence du Lama pourtant absent. Puis l’assistance repartait elle aussi en silence.

Ainsi se passa la fin de la vie du vieux Lama. Il enseignait de cette façon, sans mot, et chacun le comprenait à sa manière, de la manière qui lui convenait pour avancer dans son chemin vers sa propre libération.

*

Un soir, alors qu’il se faisait tard et que l’assistance était toujours là silencieuse, le Lama ouvrit les yeux, sourit et dit : « Posez-moi vos questions ».

Une personne se leva : « Lama, on dit de vous que vous êtes aux portes de l’éveil, pourriez-vous nous dire ce que cette expression veut dire ? ». Il répondit : « Hélas non, je ne peux répondre à cette question, parce que voyez-vous, les portes de l’éveil, comme l’éveil lui-même, ne peuvent se dire avec des mots, et savez-vous pourquoi ? ». Grand silence dans l’assistance. « Et bien parce que tout simplement, l’éveil ne parle pas, ne pense pas, sinon il ne serait plus l’éveil ». « Mais pourquoi ? » lança une femme quelque peu irritée. « Admettons  que l’éveil soit comparable à la libération d’un fleuve qui se jette à la mer et rejoint de cette manière l’immensité, il disparaît dans cette immensité, il se mélange à lui pour ne faire plus qu’un avec lui. Croyez-vous que le bruit qu’il faisait en tant que fleuve qui coule dans la vallée continuait de faire ce bruit de l’eau qui coule ? Bien sûr que non : l’océan fait un tout autre bruit… il ne parle pas la même langue, et même il ne parle aucune langue lorsqu’il est calme comme un lac. Et bien pour un esprit qui s’éveille à l’immensité de sa vraie nature, c’est la même chose : il ne parle plus, ne pense plus, ne conceptualise plus. Il est sur le plan de la non dualité : il ne fait qu’un avec les phénomènes physiques et mentaux qu’il perçoit en même temps qu’il les produit. Et s’il tente de revenir en arrière pour à nouveau parler avec les autres fleuves, et bien oui il le peut, mais alors il perd de vue sa vraie nature pour retrouver sa dualité d’être entre deux rives ».

Une autre femme s’exclama : « Pourtant le Bouddha a continué de parler, lui, après son éveil… ». Le Lama lui répondit : «  Et bien ce que vous dites n’est pas tout à fait vrai. Le Bouddha a commencé par garder le silence pendant une longue période avant que quelqu’un vienne le sortir de son silence pour qu’il enseigne le chemin vers l’éveil. Et là, lorsqu’il l’a fait, et bien à certains moments, il retournait à son silence, comme un fleuve qui s’étant plongé une première fois dans l’océan pouvait ensuite y retourner pour retrouver sa vraie nature avant de redevenir fleuve pour parler le langage des fleuves et leur enseigner comment se jeter dans l’océan. Pour ce qui me concerne je n’en suis pas là du tout : je ne suis pas un Bouddha du tout. S’il m’arrive de goûter le silence de l’océan je suis la plupart du temps comme une eau dormante qui attend son heure. C’est une période très délicate sur le chemin de l’éveil : chaque fois que je parle, du moins lorsque je me plonge dans mon discours, je perds un peu de l’éveil que j’ai « acquis », et je retourne à la dualité, la distraction. ».

L’assistance resta muette. Soudain, une autre femme rompit le silence : « Mais Lama, comment se fait-il que dès que vous parlez vous vous éloignez de l’éveil ? ». « Et bien, répondit le Lama, imaginez que votre esprit soit un réseau d’énergies hyperpuissantes, capables de créer des milliards et des milliards de mondes, créer au sens concevoir. Ici produire et penser se font de façon simultanée, c’est en fait une seule et unique opération. L’esprit pense et de ce fait produit : je parle de l’esprit libéré de toute identification à un quelconque « je » qui le limiterait dans ses capacités de création. Lorsque cet esprit hyperpuissant se fait jour dans la non dualité, il est capable de créer à l’instant T des milliards d’êtres et de savoir en même temps ce qu’ils pensent, ce qui est important pour eux. On peut alors dire que cet esprit, ou plutôt son hyper puissance, est en quelque sorte « au service de cette cause universelle » qu’est la création d’un univers illimité, lequel se fait et se défait à chaque instant : l’esprit est cela, le créateur et ce qu’il crée, cet univers infini, qui contient lui-même une multitude d’univers, lesquels contiennent une multitude d’êtres qui évoluent tous tels des multitudes de processus de cause à effet, évoluant sans cesse et sans commencement… ». Le Lama garda un moment le silence, se recueillit, puis ajouta : « S’il commence à prendre parti pour l’un de ces êtres en s’imaginant « être lui », que pensez-vous que cet esprit va devenir ? ». Silence dans l’assistance. « Et bien, dit le Lama, il va, par un processus de transformation et de limitation, devenir l’esprit-même de cet être : sa conscience individuelle qui va alors dire « ceci est ma conscience, ceci est moi ». Et tout son univers va prendre corps en même temps telle une illusion : il va naître de tels parents, dans tel pays etc… Son esprit va se rétrécir considérablement pour ne plus occuper que le cerveau du petit bébé qui va ainsi grandir, puis mourir, et se reproduire ailleurs, toujours dans ces petites dimensions-là… Cet esprit-là ne verra plus l’océan : la vérité, sa vérité, c’en est fini pour lui : il a mis toute sa puissance, à l’origine universelle, au service d’une seule cause : la production d’une « personne ». Après, pour sortir de là, c’est très difficile, c’est tout l’enjeu du Dharma… ».

Après un moment de silence dans l’assemblée, le vieux Lama dit : « Ce sera tout pour aujourd’hui ». Et il s’assoupit sur son coussin.

Il ne revint pas au temple les jours suivants. Une assemblée se reformait cependant chaque après-midi, silencieuse.

*

Un jour il réapparut et dit, après une longue après-midi silencieuse : « Posez-moi vos questions ».

Quelqu’un se leva et dit : « Lama, il est dit dans les enseignements du Dharma que « tout est forme en même temps que vide, et tout est vide en même temps que forme », pouvez-vous nous en dire plus ? ». Le Lama resta silencieux un moment puis dit : « Hélas non, je ne pourrai pas vous en dire plus, ceci est une expression utilisée par un Bouddha, et je ne suis pas un bouddha, à vrai dire je ne sais même pas ce que veut dire cette phrase ». Quelqu’un, audacieusement, insista : « Mais pourtant tous les Lamas de la lignée enseignent cela, il s’agit du sutra du Cœur de la Sagesse ! ». Le Lama répondit : « Oui bien sûr, je connais ce sutra… ». Puis il ajouta : « Je ne connais du Dharma que l’amour inconditionnel, et tout ce qui a trait à cet amour-là… l’amour universel… Et savez-vous ce qui se passe pour moi quand je parle un peu trop longtemps : cet amour qui est la cause de la création de l’univers tend à se rétrécir peu à peu pour devenir l’esclave « d’une seule cause » : celle du « je ». Autrement dit, très vite cet amour se transforme en attachement, focalisé sur une seule personne ou sur quelques personnes, et la capacité à aimer tous les êtres de la même manière, c’est-à-dire de façon non conditionnée, se perd. De façon habituelle, pour qu’une personne « aime » une autre personne, il faut qu’elle remplisse certaines conditions, et l’esprit de la personne aimante se perd dans la recherche de qui, dans son entourage, va remplir ces conditions extrêmement contraignantes… Vous voyez, l’éveil se trouve du côté de l’amour universel inconditionnel, pas du côté de l’amour conditionné duel, esclave d’une autre personne ». Personne dans l’assistance ne connaissait ce langage. Quelqu’un risquât : « Mais jamais le Bouddha n’a parlé de cette manière ! ». « Bien sûr que si », répondit le Lama. Et il rappela l’existence du sutra de l’amour bienveillant, dit « Metta Sutta », en ajoutant que la pratique qui y est enseignée mène droit à l’éveil si on s’y adonne de façon régulière et intensive. Puis il dit, la voix basse : « Personnellement, c’est ce que je fais depuis des années… Je me sens fort proche du Bouddha ». Et il quitta le temple sans un mot.

*

Un autre jour, quelqu’un demanda au vieux Lama « Que pensez-vous des différentes écoles du Bouddhisme ? Y en a-t-il une qui soit meilleure que les autres ? ». Il répondit : « Je ne le pense pas. Je peux me tromper, mais pour moi le Bouddha n’a enseigné qu’une seule chose pour se libérer de la souffrance : aimer tous les êtres pour eux-mêmes, et donc à égale distance ». Quelqu’un s’irrita : « Mais pourtant il est dit que seul le Mahayana mène au parfait éveil alors que le bouddhisme ancien ne mène qu’à une libération individuelle… ». Il répondit : « Oui bien sûr, je connais cette distinction, de même d’ailleurs que le bouddhisme ancien dit du Mahayana qu’il est un « bouddhisme tardif » – autrement dit dégénéré – qui enseigne le culte des rites et de la dévotion, ce qui, selon cette école, éloigne de l’éveil. Mais ces distinctions, qui aboutissent souvent à faire dire à « l’autre école » ce qu’elle ne dit pas pour pouvoir mieux la critiquer, n’ont pas grand sens si l’on se réfère à ce qu’est réellement l’éveil et le chemin pour y parvenir : l’amour universel inconditionnel. On retrouve en effet cet amour dans toutes les écoles du bouddhisme, et même dans la plupart des spiritualités, sauf que là, la différence est que ces dernières n’enseignent pas la nature et le fonctionnement de l’esprit. Mais dans toutes les écoles bouddhiques, cela est enseigné. Alors pourquoi se crêper le chignon ? ». L’assistance fût surprise du franc-parler du vieux Lama, se souvenant qu’il avait été un vieux loup, très féroce…

Par la suite plus personne ne lui posa de questions. Et s’adonna à la pratique de l’amour universel inconditionnel et silencieux, de façon assidue, en la présence inspirante du vieux Lama plein de bonté, évitant toujours que son esprit ne s’adonne « au service d’une seule cause », une quelconque distraction égotique.

*

Par la suite cependant, quelqu’un demanda : « Lama, vous ne parlez jamais de la vacuité, qu’en pensez-vous ? ». Le Lama éclata de rire : « Que voulez-vous que j’en pense ? Rien… Absolument rien… Supposez que vous demandiez à un bonhomme de neige ce qu’il pense de la neige dont il est fait, que pensez-vous qu’il réponde ? ». Petits rires dans le temple. Le Lama reprit : « Donc vous voyez, la vacuité, c’est comme la neige du bonhomme de neige, le sable du château de sable etc… La vacuité c’est la substance des choses… A ceci près qu’elle a quelque chose de très particulier. La vacuité, c’est la douceur réalisée, en quelque sorte… La douceur qui nous relie tous, que nous le sachions ou non. La douceur qui permet à l’amour universel inconditionnel de s’étendre partout, d’habiter toute chose, sans limite, sans frontière aucune. La douceur de la vacuité, c’est ce qui permet à l’esprit rétréci que nous avons tous quelque part dans notre cerveau limité de se transformer en amour universel, ce que nous sommes réellement… La vacuité c’est ce qui apaise le feu de la colère quand on a le privilège de pouvoir en prendre conscience, par exemple en présence de reliques du Bouddha comme cela m’est arrivé… La vacuité, c’est notre soubassement, ce qui fait qu’une fois éveillé, nous voyons tout de façon unifiée en substance – et non de façon duelle comme c’est notre lot actuellement – en même temps que, dans notre discernement éclairé, nous voyons aussi chaque chose de façon distincte… Comment assumer un tel paradoxe ? On ne le peut tant qu’on n’est pas éveillé quelque part… Voilà, pour ma part, ce que je vois de la vacuité. Il ne faut surtout pas en faire un fromage, sinon on n’y trouvera jamais que… du fromage. Le mieux est de ne pas y penser… ».

« Mais alors, quel est le chemin pour découvrir cette douceur si on ne doit pas y penser ? », reprit quelqu’un. « Il suffit de focaliser son attention sur les choses telles qu’elles sont, impermanentes et sans soi, comme nous l’a appris le Bouddha, et en même temps pratiquer l’amour bienveillant. Ce peut être en s’abandonnant avec confiance à une divinité du bouddhisme Vajrayana, telle que Tchenrézi ou Tara, qui sont dotées des trois qualités de l’amour, la sagesse et la puissance. Les deux pratiques – de la bienveillance et de l’attention – vont de pair. Pas d’attention sans bienveillance, pas de bienveillance sans attention. Mais vous savez tout cela… Pratiquez et vous verrez. Il ne sert à rien de faire de la théorie ».

*

Une autre fois quelqu’un demanda au vieux Lama : « Lama, pourquoi vous appelle-t-on parfois « Le vieux Loup, ou pire : un loup féroce » ? ». Il répondit : « Et bien oui, je suis un vieux loup, il est toujours au fond de moi, prêt à rejaillir à la moindre occasion, toujours prêt à bondir sur mon chemin vers l’éveil pour le saboter. Le vieux loup, c’est ce qui reste de mon « égo » comme on dit, c’est ce qui reste des habitudes de mon esprit en s’identifiant à un « je », et donc à se limiter, à se cantonner dans une vue dualiste des choses : moi d’un côté, ce que je perçois à l’extérieur de moi de l’autre. Alors me direz-vous, pourquoi spécialement un « loup », pourquoi pas une souris ou autre chose ?… Dans l’imagerie populaire – souvenez-vous de celui qui mangea la grand-mère du petit chaperon rouge -, le loup est une animal féroce qui fait peur aux humains parce qu’il assouvit sa faim en mangeant notamment les humains. Il est donc à la fois cruel  – et donc asservi à la haine – et en même temps avide, et donc asservi au désir passionnel. Voilà ce qu’est un loup, il est féroce et donc à l’opposé de la douceur de la vacuité, de sa tolérance, de son respect de l’autre (la vacuité se moule à la forme, à toute forme, jamais ne la blesse). A l’opposé de l’esprit éveillé, de l’amour universel, inconditionnel. On dit que je suis aux portes de l’éveil : cela signifie que je suis sensé être à la frontière entre l’ignorance et la connaissance, entre l’amour-attachement et l’équanimité universelle, entre l’énergie canalisée par l’ignorance et la puissance infinie de l’esprit retourné à sa vraie nature… Alors donc je suis tantôt le loup féroce tantôt le Lama que vous connaissez. Les deux sont là en moi. Et lorsque l’éveil se produira, ce sera les deux qui accèderont à la sagesse, oui les deux, et non l’un qui vaincra l’autre. Telle est la sagesse co-émergente : l’éveil se fait à la fois dans le samsara et dans le nirvana. Oui dans les deux. Parce que la vacuité, la vacuité de l’esprit, celle des phénomènes qu’il connaît et produit en même temps, cette vacuité est partout. Elle est le garant de la victoire finale de l’éveil, y compris pour le loup, pas que pour le Lama. Parce que quelque part le Lama et le loup, c’est la même chose : ce qui les différencie, c’est une vue de l’esprit différente, une perception différente… Tout est question de perception. Bon je vois que je vais radoter… La théorie, ce n’est pas mon truc. J’arrête là… J’espère en tout cas qu’un jour la férocité du loup sera mise au service de l’éradication de toutes mes émotions négatives et toxiques pour qu’enfin l’éveil se fasse jour définitivement, et que je puisse enfin réellement vous aider à l’atteindre vous aussi ».

*

Une autre fois, quelqu’un demanda : « Lama, avez-vous vu la première noble vérité ? ». Il répondit : non je ne l’ai pas vue dans son entier : je n’ai nullement vu la souffrance de tous les êtres qui, migrant de vie en vie à la recherche du bonheur, ne trouvent partout que douleur physique et peine morale, parsemées ça et là de sensations agréables éphémères. Je n’ai pas vu cette souffrance universelle, sans commencement ni fin. Par contre ce que j’ai vu, c’est que, alors que foncièrement, nous sommes tous infiniment gentils, intelligents et puissants, nous sommes en fait, dans notre quotidien, pas très beaux (physiquement et moralement), pas très intelligents et plutôt malheureux. Oui, j’ai vu cela ».

Un autre demanda : « Et avez-vous vu la deuxième noble vérité ? ». Il répondit : « Non je n’ai pas vu la chaîne des douze liens interdépendants, de même d’ailleurs que je n’ai pas vu les cinq agrégats qui nous constituent et sont impermanents, et qui font que tout bonheur durable nous reste inaccessible, même si nous pouvons éprouver des sensations agréables transitoires ça et là. Par contre, ce que j’ai vu, c’est la puissance infinie de l’esprit à l’état naturel se rétrécir pour se mettre au service d’une seule cause : la formation d’un « je », le renouvellement de ce « je » à l’infini au-delà des naissances et des morts, à la recherche d’une stabilité introuvable dans un cocon qui serait fixe et stable et qui n’existe que dans nos rêves. J’ai vu cette puissance universelle et infinie se mettre au service d’une seule cause, la création de quelque chose de compact et limité, comme si c’était là sa véritable destinée. J’ai vu cette puissance sans discernement ni intelligence aucune se précipiter vers un seul point : l’illusion d’un « je », ce mirage. Je l’ai vue se précipiter, comme un être sans tête, dans un univers totalement imaginaire, totalement au service de cette illusion : « je », son histoire, ce récit d’un désir inassouvi qui cherche sa satisfaction désespérément et ne la trouve jamais. Ce récit d’un désir sans conscience de ce qu’il est réellement. Oui, j’ai vu cela ».

« Et avez-vous la troisième noble vérité Lama ? ». « Non je n’ai pas vu le non-né, mais j’en ai entre-aperçu certaines de ses qualités, comme je l’ai dit : l’amour infini, l’intelligence infinie et la puissance infinie. Je crois que, si je n’ai pas fait l’expérience du non-né, c’est parce que ces trois qualités ne me sont pas apparues de façon simultanée, ce qui fait que l’amour infini s’est transformé en intelligence infinie sans amour, et que l’intelligence illimitée s’est transformée en puissance illimité sans cœur ni intelligence… et s’est retrouvée échouée dans le samsara sous l’emprise d’une seule cause, celle de l’égo, au lieu de s’inscrire dans ce projet aimant et intelligent de l’esprit non né, en réalité sans jugement et sans attente, cet esprit panoramique à l’infini, qui voit tout, qui sait tout, qui comprend tout, et qui, libéré de toute souffrance, sauve tous les êtres de la souffrance, tel le soleil qui darde ses rayons sur toute chose sans discrimination, sauvetage en-dehors des notions de  temps et d’espace ».

Et il ajouta : nous sommes tous déjà sauvés et ne le savons pas.

*

Quelqu’un dit : « Et la quatrième noble vérité, qu’avez-vous à en dire, Lama ? On dit que le chemin vers l’éveil est très long… ». « Personnellement je tâtonne beaucoup pour trouver cette voie, bien que je tente de suivre scrupuleusement les directives du Bouddha : j’étudie, je réfléchis, je médite, et j’essaie à partir de là d’agir librement par rapport à mes tendances égotiques, librement et donc généreusement pour les autres, au lieu de réagir sous l’emprise de ces tendances. J’ai l’impression de parcourir à pied ce long trajet qui mène de Paris à Pékin avec pour seule boussole les instructions du Bouddha, alors que pourtant j’ai fait, sans le vouloir, le même chemin… en fusée aller-retour (Pékin étant ici aux portes de l’éveil) ! ».

Le vieux Lama se mit à rire et ajouta : « Tout ce que j’espère, c’est qu’après ce long « trajet à pied » sur une multitude de vies, je pourrai l’indiquer à d’autres, parce que, au moyen d’une fusée, sans la moindre éducation dharmique, on ne peut trouver le parfait éveil… ».

Le vieux Lama rit encore puis quitta le temple sans autre formalité.

*

Le lendemain matin, on le retrouva mort dans son lit. Parti pour une autre vie. Laquelle ? Nul ne le sait. Emporté par son karma pas fini d’agir, en l’absence de l’éradication complète du vieux loup féroce, persuadé de pouvoir trouver son compte dans une existence limitée, duelle, telle un rêve, une illusion, un mirage. Le vieux Lama n’avait pas fini, lors de sa mort, de renoncer à ce vieux rêve… C’est d’ailleurs cela être aux portes de l’éveil, semble-t-il : on peut retourner cent fois à son point de départ jusqu’à ce qu’enfin le parfait éveil se fasse jour. Et là c’est le point de non retour.

La silhouette du bon Lama se profilant dans les couloirs du monastère ou sur les chemins de la verte campagne environnante manqua beaucoup aux moines et aux pratiquants de la région. Tous continuèrent à se rendre au temple comme s’il était là. Ils se retrouvaient, dans ce silence, au carrefour de tous les possibles, ouverts à tous les états de conscience que leur donnait une générosité de cœur hors du commun, loin du rétrécissement de leur esprit quand il est en proie au bavardage et aux multiples soucis du quotidien.

Le Lama était toujours parmi eux, personne n’en doutait.

FIN

                                                                                                                                  Laure Sandre

 Relique du Bouddha à la Pagode de Vincennes lors d’un « relic tours ».

reception des reliques du Bouddha

Laisser un commentaire

Tadyfwe |
Solobeatsbysale |
Stanleymwog |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Fifautckufenunfr
| Acaiberry2
| Acaiberry5